Les MMO, « jeux en ligne massivement multi-joueurs », ne cessent de faire la une des médias pour des raisons qui n’ont rien de glamour. Entre les décès attribués directement au jeu vidéo et les cas extrêmes d’addiction, les MMO sont accusés d’effacer les frontières entre le réel et le virtuel. Pour autant, prend-on le risque de se transformer en zombie lorsqu’on y joue ?
Les années 1980 : la préhistoire des MMO
Les ancêtres des MMO nommés les « MUD » (Multi User Dungeons) sont à l’origine des détournements de logiciels de recherche et des premiers programmes de communication à distance développés dans les laboratoires universitaires aux États unis et en Angleterre. En 1979, à l’université d’ESSEX est développé par Richard Bartle et Roy Trubshaw le premier MUD (appelé alors MUD1, rebaptisé par la suite British Legends), joué et pratiqué seulement sur les campus anglais et américains. British Legends invite les joueurs à l’exploration et à la construction d’un château médiéval dans lequel ils peuvent interagir, discuter et échanger des objets. Les MMO de l’époque reprennent l’essentiel des codes et bestiaires des jeux de rôle sur table tel Donjons et Dragons. Ces jeux proposent une aventure textuelle. Aucun monstre ou piège n’est visible à l’écran, l’ordinateur raconte l’histoire comme le ferait le maitre de jeu, et c’est au joueur d’imaginer l’aventure. Les MUD proposent un système de questions/réponses pour interagir avec une base de données. En pratique, une fenêtre de discussion s’ouvre pour échanger avec d’autres joueurs connectés au même moment. Au final, les premiers MMO ne concernent qu’un faible nombre d’étudiants et d’informaticiens fortunés et passionnés.
La diabolisation des jeux de rôle
Si le jeu vidéo est déjà affligé d’une collection de préjugés et est considéré comme « dangereux pour la santé » par certaines associations parentales, ce sont avant tout les vrais jeux de rôle, ceux qui se déroulent en grandeur nature, qui défrayent la chronique. Les « rôlistes » des années 1980 s’habillaient aux couleurs de leurs avatars moyenâgeux, lançaient des répliques comme au théâtre et mimaient les combats à l’épée. Les non-initiés, c’est-à-dire 99,9% de la population, s’inquiétèrent du comportement de ces jeunes qui arpentaient les forêts tels Aragorn ou Elric. La presse s’est régalée des faits divers impliquant des adolescents fragiles n’ayant pas supporté d’abandonner leur personnage et de se heurter aux difficultés de la vraie vie. Ces cas extrêmes – très minoritaires – jetèrent durablement l’opprobre sur l’ensemble des adeptes du jeu de rôle.
Les années 1990 : les premiers succès commerciaux
Chers, complexes d’utilisation, les ancêtres des MMO se sont souvent soldés par des échecs commerciaux. Mais les années 1990 vont changer la donne avec le développement du réseau Internet et la banalisation du PC dans les foyers. Neverwinter Night (1991) et Meridian 59 (1996) sont les premiers jeux à être économiquement rentables et à imposer le terme de MMORPG (jeu de rôle en ligne) dans la presse. Ultima Online (1997) va enfoncer le clou en développant de façon novatrice les interactions sociales. Il s’agit non seulement de tuer des créatures avec d’autres joueurs pour défendre un royaume, mais également d’acheter une maison, d’avoir un métier, de gagner de l’argent, etc. Un nouveau modèle de MMO basé sur l’entraide et la coopération se dessine : les joueurs se rassemblent en différentes « guildes », des communautés de joueurs passionnés qui se connaissent seulement au travers du jeu en ligne. Ultima Online implique un coût de production très élevé (serveurs pour héberger les joueurs, techniciens pour mettre à jour l’univers et intervenir en cas de panne) et devient économiquement viable grâce à un système d’abonnement.
Les années 2000 : quand le MMO rend fou avec Everquest et World of Warcraft
Le succès d’Ultima Online donna des idées à Sony, qui produisit à son tour un MMO nommé Everquest (1999). Le jeu devint rapidement un blockbuster grâce à un aspect communautaire encore plus poussé. Cependant, plus le joueur est invité à entrer en compétition ou à interagir avec d’autres joueurs en ligne, plus il se voit contraint de réduire le temps accordé à son propre entourage dans la vie réelle. Il n’y avait pas de cas d’addiction signalé tant que les MMO restaient dans un cercle d’initiés capables de faire la part des choses. Dès que les ventes ont explosé, les MMO ont touché un large public, ce qui a accru du même coup le risque de vendre un produit inadapté à des personnes fragiles sur le plan psychologique. Ainsi, le nom d’Everquest revient régulièrement dans l’actualité au début des années 2000 en raison d’abominables tragédies. A partir de 2005, c’est World of Warcraft qui devient le bouc émissaire dans la presse.
En novembre 2001, Shawn Woolley, un joueur américain de 21 ans, s’est suicidé avec une arme à feu. Sa mère, Elizabeth Wooley, l’a retrouvé décédé devant son ordinateur alors que le jeu Everquest tournait encore. Sa mère poursuivit Sony en justice, clamant qu’Everquest pouvait rendre les joueurs dépendants.
En juillet 2002, un enfant de 9 mois, Tony Bragg Jr., fut tué par son père de 22 ans. Dérangé par l’enfant alors qu’il tentait de jouer à Everquest, il a frappé puis enfermé son fils dans un débarras en le laissant des heures sans surveillance.
En août 2003, un enfant américain âgé de 3 ans fut retrouvé mort, victime d’un coup de chaleur dans la voiture de ses parents. Il s’est avéré que sa mère, Brianna Cordell, 36 ans, jouait à Everquest pendant ce temps.
En décembre 2004, un chinois nommé Xio Yi laissa une note disant qu’il voulait « rejoindre ses héros ». L’adolescent de 13 ans sauta du haut d’un immeuble après avoir joué pendant 36 heures non-stop à Warcraft III (2003). Ses parents réclamèrent des dommages et intérêts au distributeur chinois du jeu à hauteur de 12 500 dollars.
En mars 2005, le chinois Zhu Caoyuan s’est fait poignardé à mort par Qiu Chengwei, 41 ans. Qiu Chengwei avait durement gagné un sabre dans le jeu The Legend of Mir 3 (2004) avant de consentir à le prêter à Zhu Caoyuan, qui l’a ensuite vendu discrètement sur eBay. Qiu Chengwei n’a pas supporté de voir des heures de jeu gaspillées et a tué Zhu Caoyuan à coups de poignard, mais réels ceux-là. Il faut savoir que les MMO ont entrainé une économie parallèle où des items rares et des personnages super entraînés peuvent se revendre plusieurs centaines de dollars « réels ».
En aout 2005, le sud-coréen Seungseob Lee a joué presque continuellement pendant 50 heures à Starcraft dans un cybercafé. Il s’est ensuite écroulé, mort d’épuisement, car il n’a cessé de jouer que pour aller aux toilettes.
En janvier 2006, Rebecca Colleen Christie, 28 ans et résidant au Nouveau-Mexique, a été condamnée à 25 ans de prison pour avoir laissé mourir sa fille âgée de 3 ans. Elle passait tellement à de temps à jouer à World of Warcraft qu’elle ne nourrissait plus son enfant.
En février 2007, le chinois Xu Yan, âgé de 26 ans, est retrouvé mort après avoir passé une semaine « marathon » à jouer sur Internet.
En septembre 2007, un chinois de 30 ans est mort dans la province de Guangzhou, après avoir joué en ligne pratiquement sans interruption pendant trois jours.
En novembre 2007, un garçon de 13 ans a été arrêté pour avoir tué une femme de 81 ans au Vietnam. L’adolescent l’avait étranglé pour lui voler l’équivalent de 6,20 dollars, somme qu’il destinait aux jeux en ligne.
En mai 2009, un couple sud-coréen (26 ans et 41 ans) était complètement dépendant de Prius Online, un jeu similaire à Second Life. Le couple élevait une fille virtuelle dans une « seconde » vie au détriment de leur fille réelle, Kim Sa-rang, âgée de 3 ans. Les parents ont retrouvé leur fille décédée à leur retour d’un cybercafé.
En janvier 2010, Alexandra Tobias, 22 ans et résidant en Floride, a été condamnée à 50 ans de prison pour avoir secoué à mort son bébé de 3 mois. Elle l’a tué parce qu’il pleurait et l’empêchait de continuer une partie de Farmville (2009), jeu en ligne sur Facebook.
En mai 2011, Chris Staniforth, un anglais âgé de 20 ans vivant à Sheffield, a été retrouvé mort après avoir joué en ligne 12 heures d’affilée à Halo Reach (2010). Un caillot de sang s’était formé dans sa jambe à force de rester assis, et a ensuite atteint ses poumons, provoquant une embolie pulmonaire mortelle.
En juillet 2011, Li Lin et Li Juan, un couple de Chinois a été arrêté après avoir vendu leurs trois enfants contre environ 10 000 dollars, dans le but de financer leurs parties de jeux vidéo en ligne dans un cybercafé. C’est la mère de Li Lin qui a alerté les autorités.
Après ce palmarès macabre, les blockbusters du jeu online apparaissent comme des machines à décerveler qui changent les joueurs en esclaves dont l’unique but dans la vie est de jouer. Ce constat est trop expéditif, car les cas présentés, aussi horribles et impensables soient-ils, restent résolument marginaux. Vivendi Universal, éditeur de World of Warcraft, revendique plus de 11 millions d’abonnés actifs à travers le monde en juin 2011, ce qui en fait le record mondial du MMO le plus populaire. Est-ce que l’on constate des millions de suicides et de meurtres à la chaine à cause de World of Warcraft ? La réponse est évidemment négative. Pour autant, est-ce que les MMO sont absolument sans danger ? La réponse, au vu des cas les plus morbides, n’est pas aussi aisée.
Le business des MMO : trop rentable pour arrêter la machine ?
Lorsque les éditeurs sont confrontés à des procès, ils ne reconnaissent jamais leurs responsabilités face aux familles des joueurs. Même s’il est excessif d’accuser les éditeurs de maux comme la dépression ou l’isolement de certains joueurs, ils devraient admettre que le but premier d’un MMO est de faire jouer un individu le plus longtemps possible, tout simplement parce que c’est leur gagne-pain. À partir de la fin des années 1990, le marché du MMO est en pleine expansion et différents modes de paiement voient le jour. On peut distinguer dans ces productions cinq modèles économiques :
– la vente du jeu (sous forme de disque ou de fichier à télécharger) sans abonnement : Guildwars par exemple.
– le téléchargement gratuit du jeu avec un abonnement mensuel : Dofus par exemple.
– le téléchargement gratuit du jeu sans abonnement, mais avec paiement des objets et de la monnaie virtuelle : dans Second Life par exemple, si l’on veut obtenir de l’argent virtuel, on peut convertir de l’argent réel en argent virtuel.
– le téléchargement et l’abonnement sont gratuits : Lineage
– la vente du jeu et un abonnement mensuel (entre 10 et 15 euros, réglé en ligne, le plus souvent par carte de crédit) : Dark Age of Camelot, World of Warcraft par exemple. C’est le modèle dominant car World of Warcraft rapporte chaque année environ 1 milliard de dollars à Vivendi Universal.
Les mécanismes mis en place dans les MMO pour rendre les joueurs accros
Les MMO qui sont glorifiés par leurs usagers reposent sur des mécanismes simples en apparence, mais qui livrent tout leur potentiel ludique au fur et à mesure de la progression du joueur. Cette progression, commune à la plupart des RPG (jeu de rôle), est d’ailleurs la base du replay value, et un gage de non-linéarité au gré des parties. L’utilisateur va multiplier les actions (combats, échanges, voyages) pour franchir des paliers (niveaux, ou levels), et améliorer les compétences de son personnage créé sur mesure (entre les différentes classes, attributs et compétences que le joueur va lier à son double virtuel, il a l’assurance que ce dernier ne ressemblera à aucun autre). Aussi appelé cycle des récompenses (obtenir points d’expérience et argent suite à un combat, par exemple), ce processus va amener le joueur à pousser son aventure toujours plus loin, et particulièrement si la richesse du monde dans lequel il évolue l’y encourage. Dans World of Warcraft, la taille colossale et l’extrême diversité des environnements, des quêtes et des équipements donnent le vertige. Cette cohérence de l’univers proposé, aussi appelé « monde persistant », et la consistance de son contenu sont des facteurs d’attractivité extrêmement importants. Une alchimie qui va être cimentée par la coexistence du joueur avec une population hétéroclite, composée de milliers d’autres personnages virtuels, et son intégration éventuelle au sein d’une faction, ou d’une guilde. Car l’expérience accumulée dans le jeu n’est pas seulement synonyme d’accroissement des compétences, mais va servir à se valoriser au sein d’un groupe, et trouver une écoute et une assise que l’on n’aurait pas forcément dans la vie de tous les jours. Le monde des MMO est ainsi très hiérarchisé, codifié, et génère même son propre langage, incompréhensible pour les profanes.
Ce lien avec la communauté devient ainsi l’un des principaux attraits du jeu, et atténue grandement la lassitude qui résulterait d’une progression uniquement en solo. Un attachement qui peut conduire, pour certains joueurs, à délaisser de manière trop radicale son entourage « réel ». La hiérarchie, propre aux fonctionnements de la guilde, est présente par le sentiment d’obligation et d’allégeance que le joueur se doit d’avoir vis-à-vis des autres, ses semblables.
Le phénomène d’addiction engendré par une utilisation régulière peut varier selon les joueurs, leur âge, leur situation familiale, leur environnement socio-économique et l’importance qu’ils accordent à leurs autres loisirs. Le studio Blizzard a ainsi mis en place un contrôle parental afin de mettre un frein à l’exaltation des plus jeunes joueurs de World of Warcraft. En Chine, le gouvernement, après avoir interdit la pratique des MMO aux mineurs, avait même envisagé un temps d’imposer des sanctions au joueur dépassant les 3 heures de jeu, avec une dégressivité progressive de l’expérience gagnée. Certains sites proposent une cure de désintoxication en ligne, pour permettre de se détacher de l’immersion de World of Warcraft. Ces quelques exemples montrent que les MMO peuvent représenter pour certains passionnés une seconde vie qui se superpose à celle du quotidien, et annihile la vie sociale qui y est rattachée.
Rédacteur en chef du Vortex. Amateur de Pop-Corn.
Créateur de singularités.